Datée de 1910, cette nouvelle de H.H. Munro, alias Saki, est une des plus belles, et des plus troublantes des quelque 150 laissées par ce maître de l’humour noir anglais, tombé sur le front de la Somme six ans plus tard.
Elles ont conquis tardivement le public francophone: en 1960, chez Laffont, grâce à l’excellent traducteur Jean Rosenthal (mais elles sont aussi disponibles dans la collection 10/18 de Christian Bourgois).
Toute aussi brillante, la version de Gérard Joulié a paru en 2003 sous une forme regroupée et complète, chez nous, à L’Age d’Homme.
Sredni Vashtar est le nom qu’un enfant triste et orphelin a donné à un furet qu’il a capturé, à l’insu d’une tante adoptive (malgré elle), une vieille bourgeoise acrimonieuse et tyrannique. Le petit Conradin vénère son petit mustélidé comme une divinité. Celle de la vengeance…
J’ai retrouvé sur la Toile* une troisième traduction de cette nouvelle. Elle est signée Guillaume Marlière, et je me permets de la reproduire in extenso ci-dessous, ainsi que l’adresse facebook de son auteur.
«Sredni Vashtar»
Conradin avait dix ans
quand le médecin décréta qu'il ne lui en restait pas
cinq à vivre. L'opinion de ce docteur mielleux et incompétent
ne comptait guère, pourtant Mrs De Ropp s'y était rangée.
Or Mrs De Ropp régentait pratiquement tout.
Mrs De Ropp, cousine et tutrice de Conradin, représentait aux yeux du
garçon les trois cinquièmes de ce que le monde comptait d'inévitable,
de désagréable et de réel; en perpétuel conflit,
les deux autres cinquièmes se résumaient à lui-même
et à son imagination. Un de ces jours, songeait Conradin, il finirait
par succomber sous le poids écrasant de ces choses inévitables
et pénibles - telles que les maladies, la surveillance étouffante
dont il était l'objet, et l'ennui mortel qui l'accablait. D'ailleurs,
sans cette imagination débridée qui stimulait la solitude, il
aurait succombé depuis longtemps.
Même lorsqu'elle s'efforçait d'être honnête avec elle-même,
Mrs De Ropp ne se serait jamais avoué qu'elle n'aimait pas Conradin,
bien qu'elle eût peut-être vaguement conscience que le contrarier "pour
son bien" était un devoir dont elle s'acquittait sans peine. Conradin,
quant à lui, la haïssait du fond du cœur, ce qu'il parvenait
fort bien à dissimuler. Les quelques menus plaisirs qu'il s'inventait
prenaient une saveur toute particulière dès lors qu'il savait
qu'ils déplairaient à sa tutrice, cet être impur qu'il
avait exclu à tout jamais de son royaume imaginaire.
Le jardin, morne et sans vie, sur lequel donnaient tant de fenêtres prêtes à s'ouvrir
pour des rappels à l'ordre ne pas faire ceci ou cela, venir prendre
ses médicaments, ne l'attirait guère. Les quelques arbres fruitiers
qui t poussaient étaient jalousement gardés hors de sa portée,
comme s'il s'agissait de spécimens rares qui eussent fleuri au milieu
d'un désert. Pourtant il eût été bien difficile
de trouver un marchand de quatre-saisons prêt à offrir plus de
dix shillings pour toute la récolte de l'année. Toutefois, dans
un coin oublié, presque masquée par un triste bosquet, se dressait
une remise à outils abandonnée mais de proportions respectables,
ou Conradin s'était créé un havre, un refuge qui, selon
son humeur, se transformait en salle de jeux ou en cathédrale. Il l'avait
peuplée d'une légion de fantômes familiers, évocations
issues d'histoires anciennes ou de sa propre imagination. La remise pouvait
aussi s'enorgueillir de deux pensionnaires en chair et en os. Dans un coin
vivait une poule de Houdan à moitié déplumée. Le
garçon lui prodiguait une affection qui par ailleurs avait rarement
l'occasion de s'exprimer. Plus loin, dans l'obscurité, il y avait une
grande caisse à deux compartiments dont l'un était fermé sur
le devant par des barreaux en fer. Elle abritait un furet.
Cage et animal avaient été introduits clandestinement par un
jeune et sympathique garçon boucher en échange d'un petit tas
de pièces d'argent amassées en secret par Conradin depuis fort
longtemps. Il avait terriblement peur de cette bête souple aux dents
pointues, mais c'était son bien le plus précieux, Sa présence
dans la remise le remplissait d'une joie secrète mêlée
de crainte, et ne devait jamais être connue de "la Femme" -
c'est ainsi qu'en son for intérieur il appelait sa cousine. Un jour,
et Dieu seul sait d’où lui vint cette inspiration, il trouva pour
la bête un nom merveilleux. Alors, elle fut élevée au rang
de divinité à laquelle il voua un véritable culte. Une
fois par semaine, la Femme se rendait à l'église voisine et y
emmenait Conradin. Pour lui, cependant, le service religieux n'était
qu'un rite étrange et incompréhensible. En revanche, tous les
jeudis, dans la pénombre et l'odeur de moisi de la remise silencieuse,
il s'agenouillait devant la cage de bois et adorait Sredni Vashtar, le Grand
Furet. Il avait élaboré un cérémonial complexe
empreint de mysticisme. En guise d'offrande, il disposait sur l'autel des fleurs
rouges à la belle saison et des baies écarlates en hiver, car
Sredni Vashtar était un dieu qui incarnait la férocité et
l'impatience, alors que celui de la Femme, d'après ce que Conradin avait
pu observer, professait exactement l'inverse. Lors de fêtes spéciales,
il répandait également de la muscade râpée devant
le clapier et le rite voulait que les noix fussent volées. Ces cérémonies
ne respectaient pas de calendrier précis et avaient généralement
lieu à l'occasion d'un événement exceptionnel. Ainsi,
quand Mrs De Ropp souffrit pendant trois jours d'une épouvantable rage
de dents, Conradin prolongea la fête durant toute la période et
parvint presque à se persuader que Sredni Vashtar était personnellement
responsable de l'infortune de sa cousine. Si la douleur avait persisté un
jour de plus, la réserve de noix de muscade eût été épuisée.
La poule de Houdan ne fut jamais conviée à participer au culte
de Sredni Vashtar. Conradin avait décrété depuis longtemps
qu'elle était anabaptiste. Il ne prétendait pas avoir la moindre
idée de ce que pouvait être l'anabaptisme, mais espérait
secrètement que c'était extravagant et pas très respectable.
Mrs De Ropp représentant pour lui l'image même de la respectabilité,
toute respectabilité était haïssable.
Au bout d'un certain temps, l'intérêt de Conradin pour la remise à outils
finit par attirer l'attention de sa tutrice. "Ce n'est pas bon pour lui
d'y rester enfermé par n'importe quel temps", décréta-t-elle
aussitôt, et, un beau matin elle annonça au petit-déjeuner
que la poule de Houdan avait été vendue et emportée pendant
la nuit. De ses yeux myopes, elle fixait Conradin, s'attendant à une
explosion de colère et de chagrin qu'elle s'apprêtait à réprimer
sous un déluge d'excellents préceptes et de recommandations.
Mais Conradin ne dit rien: il n'y avait rien à dire. Quelque chose,
peut-être dans son visage pâle et déterminé, fit
naître en elle un remords fugitif car, l'après-midi, il y eut
des toasts pour accompagner le thé, friandise qu'elle bannissait généralement
sous prétexte que ce n'était pas bon pour lui. Mais aussi parce
que leur confection causait un "dérangement", grave atteinte à la
dignité d'une femme de la bourgeoisie. Comme il n'y touchait pas, elle
s'exclama, l'air offensé:
" Mais je croyais que tu aimais les toasts!
- Oui, quelquefois" répondit Conradin.
Ce soir la, il introduisit une innovation dans le culte du dieu de la cage.
Conradin avait coutume de chanter ses louanges, mais cette fois, il lui demanda
une faveur.
" Fais une chose pour moi, Sredni Vashtar."
Il ne précisa pas laquelle: Sredni Vashtar, en tant que dieu, se devait
de la connaître. Alors qu'il regardait dans l'autre coin, maintenant
vide, Conradin ravala un sanglot et retourna dans le monde qu'il haïssait
tant.
Et chaque nuit dans la chaude obscurité de sa chambre, et chaque soir
dans le crépuscule de la remise, l’amère litanie de Conradin
s'élevait: "Fais une chose pour moi, Sredni Vashtar."
Mrs De Ropp remarqua que les visites dans la cabane n'avaient pas cessé,
aussi décida-t-elle un jour de se livrer à une nouvelle inspection.
- Que gardes-tu enfermé dans cette cage? lui demanda t-elle. Des cochons
d'Inde, n'est-ce pas? Je vais les faire enlever.
Conradin ne desserra pas les dents, mais la Femme fouilla sa chambre jusqu'elle
eût trouvé la clé si soigneusement cachée. Sur-le-champ,
elle descendit dans la remise pour parachever sa découverte. Il faisait
froid, cet après midi-là, et Conradin n'avait pas le droit de
sortir de la maison. Il se posta à la dernière fenêtre
de la salle à manger, d’où l'on apercevait la porte de
la remise derrière le massif d'arbustes. Il vit la Femme y pénétrer,
puis il l'imagina ouvrant la porte de la cage sacrée et scrutant de
ses yeux de myope l'épais lit de paille ou son dieu reposait caché.
Peut-être même fouillerait-elle dans la paille à coup de
bâton, impatiente et maladroite… Pour la dernière fois,
Conradin murmura sa prière avec ferveur. Il priait, mais il n'y croyait
pas. IL savait que la Femme allait bientôt ressortir avec ce sourire
pincé qu'il détestait tant, et que d'ici une heure ou deux, le
jardinier emporterait son dieu merveilleux, qui ne serait plus un dieu mais
un simple furet brun dans une caisse. Il savait aussi que toujours la Femme
triompherait comme à présent, et qu'il serait de plus en plus
malade, à force d'être harcelé, tyrannisé par son
implacable sagesse. Jusqu'au jour ou plus rien n'aurait d'importance pour lui,
et alors on s'apercevrait que le médecin avait raison. Dans la souffrance
et la résignation de la défaite, il se mit à psalmodier
l'hymne de l'idole menacée. Et sa voix était forte et lançait
comme un défi.
Sredni Vashtar s'avança.
Ses pensées étaient de sang et ses crocs étaient blancs.
Ses ennemis imploraient sa miséricorde, il leur apporta la mort.
Sredni Vashtar le Magnifique.
Brusquement,
il se tut et se rapprocha de la vitre. La porte de la remise était
toujours entrebâillée et les minutes s'écoulaient lentement.
Le temps semblait s'être arrêté et pourtant les minutes
passaient. Conradin regardait les étourneaux courir ou voleter par
petits groupes au-dessus de la pelouse; il les compta, les recompta, tout
en gardant un œil sur la porte de la remise. Une servante à l'air
revêche entra et dressa la table pour le thé tandis que, toujours
immobile, Conradin attendait, scrutant la porte.
L'espoir se creusait peu à peu un chemin dans son cœur et une lueur
de triomphe s'alluma dans ses yeux qui jusqu'à présent n'avaient
connu que la morne résignation de la défaite. Une fois encore,
avec une exultation furtive, il chuchota l'hymne de victoire et de destruction.
Et cette fois, il fut récompensé: dans l'embrasure de la porte
apparut une longue bête sinueuse, à la fourrure rousse. Ses yeux
clignaient dans la lumière déclinante du jour et des taches humides
et sombres maculaient son pelage autour de la mâchoire et sur le cou.
Conradin tomba à genoux. Le furet se faufila vers le ruisseau au fond
du jardin, but un long moment puis traversa le petit pont de bois et disparut
dans les broussailles. Ainsi passa Sredni Vashtar.
" Le thé est prêt, annonça la servant à l'air
revêche. Ou est donc Madame?
- Elle est descendue dans la remise, il y a un bon moment" répondit
Conradin.
Tandis que la servante appelait sa maîtresse, Conradin attrapa une fourchette à toasts
dans le tiroir du buffet et fit griller une tranche de pain. Et pendant tout
le temps qu'elle grillait puis qu'il la beurrait généreusement,
avant de la savourer lentement, il écoutait, derrière la porte
de la salle à manger, les bruits entrecoupés de brusques silences,
les cris hystériques de la servante, l'écho d'exclamations incrédules
en provenance de la cuisine, les pas précipités et les appels
au secours. Et enfin, après une accalmie, les sanglots d'effroi et les
pas traînants de quelqu'un portant un lourd fardeau dans la maison.
" Qui va l'annoncer au pauvre enfant? Moi je n'en aurai jamais le courage!" s'exclama
une voix aiguë.
Et tandis qu'ils en débattaient entre eux, Conradin se prépara
un autre toast.
Traduit de l'anglais
par Guillaume MARLIERE
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